Avenue du Port

300 platanes sauvés de justesse, 1.500.000 pavés menacés de disparition

Les questions qui fâchent

1. La mobilité est-elle une fin en soi?

On commence doucement, mais sûrement, à manquer de pétrole. Pourtant, on continue à construire des routes, dont on sait qu’elles attirent immanquablement les voitures individuelles. Ce faisant, on continue à produire des gaz à effet de serre dont il est maintenant prouvé qu’ils conduisent au réchauffement climatique.
L’aménagement des villes se construit encore toujours sur l’idée de l’(auto)mobilité.
Notre urbanisme est basé sur le fractionnement de la ville en zones monofonctionnelles : là des quartiers de bureaux, là des méga-centres commerciaux, là des zones d’habitat. Et entre tout ça, il faut circuler, et vite.
L’automobile a produit ce genre d’urbanisme, et ce genre d’urbanisme impose l’automobilité.
C’est du mauvais urbanisme, qui nous englue dans des embouteillages et brûle irrémédiablement les dernières ressources d’énergie – non renouvelables – de la terre.

La tentation est grande d’aller habiter à la campagne, et de venir travailler en ville.
Et tous ces navetteurs qui ont choisi d’habiter dans le bon air, exigent ensuite de pouvoir arriver rapidement en ville. Est-ce bien raisonnable ? Ce faisant, ils détruisent et la campagne et la ville. Ils hypothèquent la planète, ils privent nos petits enfants de ressources limitées, donc précieuses. En fait, ils vivent à crédit, et font payer la note aux générations futures, en nous empoisonnant au passage.

2. Bruxelles-Mobilité ne devrait-elle pas évoluer et s’appeler plutôt Bruxelles-Proximité?

En construisant des routes comme elle le fait, Bruxelles-Mobilité participe à l’étouffement de Bruxelles. Puisque la route fonctionne comme un aspirateur à voitures. Bruxelles est vue de l’extérieur comme une ville utilitaire, une ville que l’on consomme, une ville instrumentalisée. En changeant cette vision de la ville – et donc son aménagement – on peut produire une ville où les fonctions sont entremêlées, où les choses sont proches les unes des autres, et dès lors une ville où le besoin de mobilité est remplacé par la proximité.

Mobilité semble un mot positif, alors qu’il contient le concept de bougeotte. C’est à dire bouger fébrilement.  Il faut être attentif quand l’adversaire change le sens des mots.  Si vous changez le sens des mots, comme dans le roman 1984 de Georges ORWELL, où le Ministère de la Guerre est appelé le Ministère de la Paix, si vous confisquez les mots, vous rendez la pensée impossible.

C’est pourquoi la Bruxelles-Mobilité d’aujourd’hui doit être appelée Bruxelles-Bougeotte.

3. Pourquoi détruit-on au lieu d’entretenir?

Actuellement Bruxelles-Mobilité est en charge des grands travaux régionaux d’infrastructure (son ancien nom était plus exact : Administration des Équipements et des Déplacements). Sa structure actuelle est ainsi faite qu’elle ne compte que 30 ouvriers et 9 contrôleurs. Nécessairement, elle doit confier ses études et ses travaux à des firmes extérieures. Par comparaison, Bruxelles-Environnement, chargée des parcs et jardins bruxellois compte en son sein quelques 180 ouvriers et chefs d’équipe. Pas étonnant qu’à Bruxelles, les parcs soient mieux entretenus que les voiries…

A cela s’ajoute le fait suivant : supposons qu’une administration ait annuellement 30 millions € à dépenser en travaux d’infrastructure. Naturellement, elle aura tendance à produire 10 dossiers de 3 millions € plutôt que 100 dossiers de 300.000 €. Pour un même budget, le travail est dix fois plus grand, les démarches et procédures administratives étant +/- identiques d’un dossier à l’autre. Mais ce fait porte de grandes conséquences : avec 100 dossiers vous avez besoin de dix fois plus de contrôleurs.

C’est pourquoi cette administration n’a en fait pas la capacité d’entreprendre les milliers de petites réparations qui s’imposent partout. Et donc préfère laisser les choses se dégrader pour ensuite refaire tout à neuf (l’avenue du Port n’a reçu aucun entretien en quarante ans !). Ce qui explique que tout est toujours dégradé partout, et qu’on doit ensuite réaliser en une fois le grand geste urbanistique qu’on a attendu longtemps, et qui est le plus souvent inadapté, la réalité du moment de la réalisation n’étant plus la réalité de l’époque de l’étude du projet.

Nous voulons une administration qui veille à notre patrimoine (à nos racines), qui intervient dès qu’un pavé est déchaussé, qui élague les arbres annuellement. Dès lors, nous voulons une administration qui paie de nombreux salaires de cantonniers, d’élagueurs, de paveurs, de techniciens d’entretien.

C’est pourquoi nous préférons que les trottoirs de l’avenue du Port soient revêtus de dolomie ou de sable ternaire : il suffit d’un léger entretien annuel pour garder longtemps ce revêtement compatible avec les racines des grands arbres (les allées du Parc de Bruxelles datent de 1780)

Un troisième phénomène contribue à ce qu’on n’entretienne pas, mais qu’on préfère exécuter de gros travaux, et c’est la question des « normes ».
Un institut de recherche privé d’utilité publique a été créé en 1952 par le groupement professionnel des entrepreneurs de travaux de voirie: le Centre de Recherches Routières (CRR). Ce centre conseille toute la profession des travaux publics. Donc quand il s’est agi de refaire  l’avenue du port, nous avons été trouver le bibliothécaire de cette institution pour chercher des données : comment fait-on bien les routes en pavés véritables ? En fait dans leur bibliothèque, ils n’ont rien sur le sujet qui soit postérieur à 1915 -1920. Après, c’est tout asphalte, tout béton. Donc le CRR a complètement gommé la mémoire: comment faire vraiment bien des routes en pavés? Mais ces gens établissent des normes et coéditent avec Bruxelles Mobilité, des fascicules dans lesquels on explique comment il faut faire un trottoir, une piste cyclable, etc.  Et ils analysent ce qui est le trottoir idéal dans telle et telle circonstance. En bref, c’est toujours avec du béton.
Il s’ensuit que tous les ingénieurs de travaux publics se réfèrent à ces normes. Qui deviennent des codes de bonne pratique, qui deviennent l’unique façon de faire les choses. Cette chaîne très puissante produit un effet d’autorité. C’est là-dessus que porte notre critique. Bien sûr, ils font des bons trottoirs. Mais ils ne font pas des bons trottoirs durables! Pire : ils déconseillent de réaliser des trottoirs en revêtement semi-perméable, parce que ce ne sont pas des trottoirs durables (durable dans le sens où un tel trottoir requiert un entretien annuel). Ils confondent durable et indestructible. Le fait qu’un tel trottoir soit réparable avec des moyens simples, et demande un entretien annuel est pour nous un avantage en terme de permanence et de réversibilité et en terme d’emploi ouvrier, alors que pour ces faiseurs de normes, c’est à proscrire. Ils n’intègrent dans leurs recherches que le bon marché immédiat, ce qui implique le travail machinal, une grande consommation de pétrole et une organisation du travail tayloriste.  Ils excluent ainsi automatiquement les manières de construire faisant appel au savoir ouvrier. L’ouvrier qui a le travail « dans ses mains » est autonome (donc non-interchangeable, partant plus résistant face au patron).
Le CRR est un lobby de bétonneurs déguisé en institut scientifique, qui impose des normes, lesquelles déterminent ensuite toute la politique des Travaux Publics.
NB.: Le directeur général de Bruxelles-Mobilité est aussi le président du Conseil d’Administration du CRR. (Source: http://www.cumuleo.be/mandataire/3458-jean-claude-moureau.php)

4. Pourquoi faut-il chasser les grands arbres de la ville?

(Ce chapitre est un quasi-décalque d’une carte blanche de 2011, non publiée, de l’architecte Bernard DEPREZ)

Nous avons été élevés dans l’idée que l’homme doit dominer la nature. Notre vocation était de tout maîtriser. Et puis, collectivement, nous avons commencé à verser dans la démesure.

Cela se voit à quantité de détails : par exemple, l’arbre en ville devient le gêneur. Aussi, les technocrates essaient-ils de le mettre en pot, privilégient les essences de taille réduite. Autre détail : Touring, le lobby de l’automobile, a lancé une campagne sur la dangerosité des arbres le long des routes : scandale, les arbres causent des morts chaque année ! A croire que les arbres surgissent brutalement devant les automobiles, surtout la nuit, surtout quand elles roulent vite.

Donc, nos technocrates assaisonnent la ville d’une garniture verte pour faire plus joli et l’efface dès qu’il faut faire plus rentable.
Nous disons que les arbres ne sont pas seulement un capital naturel – à la recherche duquel les familles dès qu’elles en ont les moyens, continuent aujourd’hui encore de fuir Bruxelles – ils sont beaucoup plus. Pas simplement pour leur efficacité écologique par la fixation des poussières, l’infiltration de l’eau, l’émission d’oxygène, le rafraîchissement estival, etc., mais surtout parce qu’ils sont les vigiles critiques de la ville, son envers et son AUTRE. En tant que non-ville, l’arbre (comme d’autres sujets naturels) renvoie à la forêt originelle, envers de la ville : il s’oppose à elle et révèle son emprise.

Parce qu’il tient de lui-même sa « raison », l’arbre offre à chacun une butée pour résister à l’envahissement techno-urbain et pour se construire comme sujet libre d’échapper aux mots d’ordre. Subversif, l’arbre ne décore pas la ville, il en marque la limite, il s’oppose à elle. Leurs alignements ne résultent pas d’un dressage, mais d’un pacte scellé entre la ville et le vivant où l’un tient l’autre en respect.

Paresseux aussi ces projets qui font le choix de la table rase. Pourquoi couper de si beaux arbres ? Ce genre de beauté est-il insupportable dans cette ville qu’on dit « mode et pleine de splendeurs » ? Bien sûr ils posent des problèmes de conception… aux concepteurs. Ceux-ci seraient-ils si mauvais et incapables de jouer avec leurs racines, leurs fûts, leurs ombres, etc. pour assurer une planéité et des alignements satisfaisants ? L’union internationale des tartufes et des illusionnistes veut vous faire croire que pour respecter la nature, il faut d’abord l’arracher pour en replanter ensuite une nouvelle, moins envahissante!

Mais cruauté aussi : celle qui consiste à couper, littéralement, les habitants de la moitié de leur être, qui s’étend aux arbres et à tout ce qui fait de l’environnement et du paysage notre « moitié commune ». Il ne s’agit pas d’une simple figure de style : ce qui est visé ici, par la violence faite aux arbres, c’est une violence faite aux gens, un véritable châtiment corporel collectif. Sans son fondement économique, l’abattage n’est que punition. Il est là pour rappeler à chacun que non seulement la décision ne lui appartient pas, mais aussi qu’il ou elle doit souffrir dans son corps et dans son âme au nom d’une pseudo efficacité moderne.

Le prétexte administratif révèle une méchante histoire de pouvoir : rappeler qui décide et qui plie, et castrer en coupant là où ça fait mal, dans le vivant, dans les prolongements de notre être (=nos racines). La Ministre GROUWELS ajoute ainsi consciencieusement une nouvelle violence à la violence quotidienne de la vie urbaine.

C’est pourquoi nous voulons des GRANDS arbres, avec des racines qui sont DANS LE CHEMIN et qui perdent leurs feuilles, DES MASSES DE FEUILLES, chaque année.

5. L’élection est-elle le dernier mot de la démocratie?

Car Madame GROUWELS ne doute de rien. Savez-vous qu’elle a trouvé normal de nous convoquer, et puis de nous morigéner quand nous lui avons dit avoir besoin de quinze jours pour nous concerter ? Parce que chez nous, il n’y a pas de chefs, nous devons nous mettre d’accord entre nous, et cela passe par de la discussion. C’est lent, la démocratie… Et nous revendiquons cette lenteur.

Eh bien, ce délai, Madame la ministre l’a trouvé outrageant. Sans doute croit-elle que le citoyen est à son service ? Dans notre idée, gouverner, c’est servir…

Et lors de la discussion, toute allusion à un urbanisme participatif a été évacuée d’un revers de main. Madame est la représentante du peuple, et est déjà bien bonne de nous consulter. Elle est élue ! Mais c’est la légitimité « démocratique ».

Nous l’avons dit : si le sens des mots est truqué, la pensée devient impossible. Mais nous veillons à la racine des mots (Touche pas à nos racines !) Selon le dictionnaire, la démocratie est une doctrine politique dans laquelle la souveraineté doit appartenir au peuple. Tandis que le régime représentatif est un système où le peuple désigne seulement, entre plusieurs concurrents, ceux dont les volontés deviendront des décisions politiques. (Joseph SCHUMPETER). On est loin de la démocratie. Une fois de plus, en appelant un tel régime « démocratique », on use de la langue de bois, on triche avec les mots.
Alexis de TOCQUEVILLE le disait déjà en 1840 : L’État démocratique tend à s’élever au-dessus du citoyen. D’où la nécessité des structures intermédiaires, des associations qui exercent au jour le jour un droit de regard critique et exigent le débat public et contradictoire quand il est nécessaire.

6. Notre patrimoine : nos racines

Rénover, plutôt que détruire, c’est aussi une exigence morale : le bâti existant est le fruit du travail humain antérieur. Le déjà-là incorpore le génie, la culture et les savoir-faire, les souffrances et la fierté des hommes qui nous ont précédés. La rénovation est un acte de respect, de civilisation : elle est une reconnaissance, une justice rendue (René SCHOONBRODT).

7. Le technocrate n’est pas le démocrate

La technocratie est un conservatisme sans idéologie. C’est pourquoi le technocrate se veut un «homme pratique», donc sans imagination, sans vertu.
Les technocrates sont des gens qui posent des enclumes sur des violettes.
Il y a un fantasme, non-dit, qui irrigue toute la pensée politique déclinante : « Plus est mieux, grâce à cela demain sera meilleur qu’aujourd’hui. » Simone WEIL le disait déjà en 1934, dans Oppression et Liberté : Plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients.
Avec la technocratie, la démocratie nous échappe. C’est l’irresponsabilité organisée, l’irréflexion des puissants qui constitue la haute immoralité d’aujourd’hui.
Marc BLOCH, disait, en 1940, dans l’Étrange défaite : Rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens.